Naturellement un livre en fichier

Dimanche dernier, je tombe sur un tweet de Bibliosurf :

Un nouveau Daeninckx dans la collection Mauvais genres : Le crime de Sainte-Adresse http://t.co/ipDBz2j

Mon regard ne fait qu’un tour (en tant qu’ancien Havrais) : Saint-Adresse = Le Havre, donc Daeninckx au Havre… et on ne m’avait rien dit ! :(

Un clic plus loin je fais ma commande sur Publie.net et je télécharge en epub dans la foulée. (Notez que j’aurais pu commander chez Bibliosurf mais c’était l’occasion de me créer un compte chez Publie.net).

Comme j’ai toujours en test chez moi la liseuse Orizon de chez Bookeen du travail : branchement USB, copie du fichier epub sur la racine de la liseuse, je démonte et voilà le Crime de Saint-Adresse bien installé dans la bibliothèque.

Lu dans la journée sur l’herbe de la baignade naturelle de Mont-près-Chambord pendant que la famille était dans l’eau purifiée par les roseaux. Je remarque que justement les personnes alentour ne remarquent pas vraiment la tablette (ou sont discrètes). Très agréable de tenir l’objet d’une main, finalement plus simplement qu’un livre imprimé. La lisibilité est excellente aussi à l’ombre qu’à la pleine lumière.

Très bon moment dans les dédales des docks havrais.

Fast book

L’implantation de bibliothèques au plus près de la population, que ce soit en centre ville ou en périphérie urbaine, se heurte fréquemment à la question des coûts et de la place disponible. Créer une bibliothèque est un investissement lourd. L’établissement occupe inévitablement une surface importante, ce ne serait que pour stocker tous les ouvrages, recevoir le public, permettre le travail interne. Espaces auxquels il faut ajouter, dans le meilleurs des cas, ceux consacrés aux animations (heure du conte, coin lecture, auditorium, etc.) ou à la consultation sur place.

En centre ville ces mètres carrés sont souvent indisponibles ou à des prix prohibitifs. En plus de l’investissement, les coûts de fonctionnement sont importants : prêter, ranger, stocker des supports physiques, mais aussi les traiter en terme de bibliothéconomie, suppose un personnel relativement nombreux (et jamais assez dans les faits).

Le numérique permettrait de changer totalement la problématique. A côté, en complément, des bibliothèques traditionnelles, pourraient se créer des micro-bibliothèques sans aucun supports physiques. Le public y recevrait, contre caution ou en location, une tablette de lecture (lecteur e-book ou autre) permettant aussi le stockage de fichiers qu’il rechargerait à des bornes en livres, périodiques, disques ou vidéos de son choix. Une sorte de fast food culturel, qui pourrait tenir dans quelques dizaines de mètres carrés, comme n’importe quelle boutique de centre ville, de galerie commerciale ou de faubourg. Évidemment il ne s’agirait pas réellement de bibliothèques ou médiathèques mais de points d’accès rapides à installer, économiques (on peut même envisager une industrialisation du modèle à l’instar des boutiques franchisées de grandes marques) et accessibles. Une ou deux personnes pourraient suffire pour le fonctionnement.

A la fois porte d’entrée et point-relais de la bibliothèque centrale, reliée informatiquement avec celle-ci, comme un terminal sur un réseau.

Rien n’empêcherait que s’y tienne de petites animations comme : rencontres avec un auteur, présentation de textes, de musiques ou de films. On peut imaginer aussi qu’elle serve de relais pour les réservations d’ouvrages en provenance de la centrale.

La dématérialisation peut aussi être un outil de développement de la culture et des bibliothèques : en permettant de s’approcher au plus près de la population (zones commerciales de centre ville ou de périphérie, lotissements, banlieues), en étant « techno-compatible » avec la culture des populations jeunes et/ou urbaines, en divisant les coûts d’investissement et de fonctionnement sur la création de nouvelles structures, en offrant constamment les nouveautés en tout point.

Le livrel a des boutons

À nouveau travail, nouveaux outils. Et je ne parle pas du poste de travail, quitter un Linux dernière génération pour cohabiter avec un XP même SP2 s’apparente à un violent retour vers le passé, mais qu’importe, ce n’est qu’un outil et l’on sait que le bon ouvrier, etc.

Dans mes nouvelles fonctions, j’ai la tâche de réfléchir à l’usage possible des ebooks (livrel) dans un réseau départemental de lecture publique. Comme tout le monde je m’interroge, nous nous interrogeons, bref on se demande quoi en faire.

Mais après avoir rédigé une série d’articles sur l’état de l’art en matière d’ebooks, j’ai enfin la possibilité d’en manipuler un, de l’allumer (rapide), de l’éteindre (idem), de télécharger des livres. Et de lire ?

J’éluderai la question pour le moment car je n’ai pas pris encore le temps de jouer le jeu. C’est à dire l’utiliser comme un vrai livre. Je sens bien là un léger point de blocage, comme une butée inconsciente. J’y reviendrai.

Comme objet à manier des livres (j’ai failli écrire manipuler mais c’est excessif), l’ebook et notamment celui-ci, le PRS-505 de Sony, est un peu contradictoire. C’est un bel objet d’aluminium, très chic mais couvert de boutons disgracieux. L’écran n’est pas tactile, et il paraît que c’est tant mieux, mais ça a entrainé une poussée d’urticaire sur l’interface.  Boutons, au demeurant, assez raides et un peu fatigants à l’usage (les changements de pages).

C’est en fait le principal défaut. L’ergonomie est médiocre, finalement pas si intuitive et plutôt lente. Deuxième défaut. L’ebook de Sony est moins véloce que mon netbook qui vaut (valait) pas plus cher, même pour lire des livres électroniques. Et on peut s’interroger : est-ce le prix du fabuleux écran e-ink ? est-ce la marge du fabricant ?

On est sur une toute petite niche commerciale, la guerre des prix n’a pas commencé. Mais si personne ne prend de risques, la niche a peu de chance de devenir un salon, de lecture bien sûr.

Recharger son e-book à l’e-bib (partie 3)

Résumé des précédents épisodes : si l’offre des lecteurs d’e-books se développe rapidement, on constate que les bibliothèques sont encore assez prudentes à proposer des livres électroniques et plus encore des lecteurs. La faute au prix des appareils ou à leur inadaptation aux spécificités des bibliothèques ?

L’un et l’autre sans doute. Et si la solution était dans l’énoncé du problème ?

Imaginons un lecteur d’e-book spécialement conçu pour les bibliothèques, que l’on pourrait prêter aux usagers. Il pourrait répondre aux exigences suivantes :

– facile d’usage (navigation par une croix comme sur une console de jeu, par exemple)
– solide
– capable de lire les e-books audios
– doté d’une prise USB permettant le transfert des fichiers d’e-books et de recharger la batterie
– doté d’un récepteur Wifi permettant l’accès Internet, limité au site de la bibliothèque (informations, agenda, catalogue, compte), et le téléchargement des fichiers d’e-books

Pour faire baisser au maximum le prix, la mémoire interne serait limitée aux besoins de l’appareil (faible évolutivité), les formats de fichiers supportés pourront exclure ceux demandant le paiement d’une licence d’usage, le système utilisé serait un linux adapté (licence gratuite et stabilité). A part l’écran, qui doit représenter la plus grosse part du coût, le reste des technologies est très bon marché et éprouvé. (Le Kindle est d’ailleurs conçu sur la même base avec quelques raffinements supplémentaires : clavier, gestion email et photos, réseau 3G, etc).

Fabriqué en OEM (Original equipment manufacturer) avec ce cahier des charges (ou trouvé en marque blanche s’il existe déjà), je pense que le prix unitaire pourrait ne pas dépasser les 100 € pour plusieurs milliers de pièces fabriquées. Un fournisseur traditionnel de matériel pour bibliothèque ou mieux encore un groupement professionnel (dans l’esprit de Carel) pourrait se charger du cahier des charges, de trouver un fabricant (il existe aussi de nombreuses sociétés de sourcing en Chine pour cela) et d’assurer la vente.

A 100€, la plupart des bibliothèques, même de taille moyenne, pourraient se constituer un parc de lecteurs robustes, standardisés et parfaitement adaptés.

Imaginons :

Je viens m’inscrire à la bibliothèque de ma ville. L’inscription est gratuite bien entendu (la gratuité fera à coup sûr l’objet d’un prochain article) et je me vois proposé le prêt d’un lecteur d’e-books. Je m’étonne qu’un objet de cette valeur me soit confié mais aussitôt la personne de l’accueil me ramène à la réalité : « il s’agit d’un lecteur qui ne fonctionne que pour les e-books que nous proposons, l’accès Internet est limité aux services de la bibliothèque, vous ne pourriez pas en faire grand chose si vous le gardiez pour vous.  » A la vue de l’appareil, dépouillé et robuste, je remarque qu’on ne peut pas le confondre avec le design sophistiqué des produits commerciaux. Il s’agit d’un outil avant tout. Je l’allume, le démarrage dure quelques secondes, il me demande mon numéro d’inscription et mon code secret. La saisie se fait avec un clavier virtuel sur l’écran. Un menu apparait, la liste de mes livres est encore vide. Une icône m’indique que le réseau Wifi de la bibliothèque est accessible, je sélectionne « télécharger », une liste de nouveautés apparait et une zone de saisie pour faire ma recherche. Pour commencer, je me laisse tenter par le nouveau Dennis Lehane, de toute façon l’exemplaire imprimé est indisponible pour longtemps. Les 800 pages sont téléchargées en quelques dizaines de secondes. Pour varier les plaisirs, je télécharge aussi un essai sur l’économie mondiale et un recueil de poésie, pourquoi pas, ça fait des années que je n’en ai pas lu. J’éteins l’appareil, emprunte quelques magazines et DVD. Au moment où j’allais sortir, sans prendre de livre, de « vrai livre », j’ai un remord et ajoute un ouvrage sur la peinture de Rauschenberg. Les livres d’art sur e-book ne sont pas pour tout de suite… Pris dans les embouteillages sur le chemin du retour, je me laisse tenter à allumer le petit lecteur. La lisibilité est excellente et en grossissant un peu les caractères je peux lire sans difficulté en le posant sur le siège du passager. J’en oublierai presque l’évolution du trafic…  Dans la soirée, je m’installe dans mon canapé avec le fameux lecteur. Posé sur un genou, il s’avère léger, silencieux et ne chauffe pas, tout le contraire d’un ordinateur portable. L’écran est lisible même à la lumière tamisée du lampadaire et sans fatigue. Je décide de tenter un autre téléchargement : le réseau Wifi de ma maison est trouvé immédiatement, il faut que j’entre le mot de passe WPA, et tout de suite je retombe sur la page d’accueil de la bibliothèque. Très bien, je connais la procédure. Puis je vais voir sur mon compte ce que j’ai emprunté et les dates de retour. L’autonomie est d’une vingtaine d’heure avec la batterie… de quoi tenir une grande nuit blanche !

Recharger son e-book à l’e-bib (partie 2)

On a vu que l’idée d’Amazon pour faire exister le e-book repose sur un concept global ou le lecteur (la liseuse) est une sorte de terminal vers le magasin Amazon qui lui est dédié. Mais pas seulement, car les leçons d’expériences malheureuses avec des solutions trop fermées ont portées leurs fruits. Le Kindle est aussi capable d’accéder à Internet, de lire des fichiers PDF ou Word et d’envoyer des emails. Tout cela de façon très limitée, il va sans dire, le produit n’a pas vocation a être détourné de son usage premier : commander chez Amazon.

Transposons toute cette belle mercatique à nos bibliothèques…

Tout d’abord, qu’en est-il des e-books (les livres) en bibliothèques ?

Au travers des offres de librairies virtuelles comme Numilog ou Cyberlibris certaines bibliothèques permettent le prêt ou la consultation en ligne de documents, le plus souvent en format PDF. La proposition est intéressante, permettre la lecture d’ouvrages sans qu’il soit nécessaire de se rendre à la bibliothèque, mais souffre à mon sens de nombreuses limitations gênantes (observations faites suite à un survol rapide, il est vrai) :

– les offres des bibliothèques sont assez limitées en nombre de titres (j’ai noté un maximum de 1200 titres pour une BU mais souvent il s’agit de quelques centaines voire quelques dizaines de titres)

– la multiplicité des formats de fichiers rendus nécessaires par les diverses plates-formes disponibles (ordinateurs, PDA, mobiles), même si le PDF est toujours disponible mais avec des incompatibilités de version selon les cas, rend le choix difficile

– les limitations de droits sur ces fichiers selon leur origine et leur nature (impression, copie, transfert, etc… possibles ou non)

– l’absence d’interopérabilité (la plate-forme Windows est nettement privilégiée et parfois seule fonctionnelle)

Pour résumé, on ressent un intérêt des bibliothèques pour les e-books, sans doute une volonté de ne pas prendre de retard sur une offre en plein développement, mais aussi une certaine prudence liée probablement à l’incertitude face à la demande, à la complexité des technologies proposées et à leur manque de souplesse et de confort.

Il est vrai que, si la consultation d’un documentaire sur un écran d’ordinateur est pratique, la lecture d’un roman est beaucoup plus pénible. Ce qui explique, je pense, que certaines bibliothèques proposent essentiellement des documentaires alors que l’offre des librairies virtuelles est beaucoup plus large. Si l’ordinateur, trop statique ou trop lourd, et le PDA ou son successeur le mobile de dernière génération (Smartphone, iphone) à l’écran trop petit, sont inappropriés pour une lecture plaisante et similaire à celle d’un livre imprimé, le lecteur d’e-book est lui totalement conçu dans ce but. Je suis convaincu que la « lecture », et non pas la « consultation » de livres électroniques, ne peut passer que par un outil spécifique capable d’apporter un enrichissement de l’usage du livre sans trop retirer à ce qui fait la commodité de l’imprimé.

Par ailleurs, en offrant la possibilité de changer la taille des caractères sans difficulté, en étant parfois capable de lire des textes audio, la liseuse électronique peut apporter beaucoup au public souffrant de difficultés de vue.

Le prêts de lecteurs d’e-books en bibliothèque se heurte à quelques difficultés et en premier lieu au prix des appareils. Une expérience menée par une bibliothèque en Espagne résume bien la situation. Alors, instrument pour publics spécifiques, outils pour professionnels ou étudiants ? Dans un premier temps, on peut envisager de cibler quelques besoins très bien identifiés et de proposer le prêt de liseuses à ces publics. Mais cela ne sera pas satisfaisant longtemps, surtout si l’usage s’en répand peu à peu, notamment par le biais du monde du travail comme outil de consultation de documentation ou d’archives (littérature grise). Après tout, c’est ainsi que l’informatique est entrée dans les maisons.

Une autre voie pourrait être la diffusion d’un lecteur d’e-book spécialement conçu pour les bibliothèques. Cela fera l’objet de la troisième partie de cet article.

Recharger son e-book à l’e-bib (partie 1)

Après un faux départ au début des années 2000, les lecteurs de livres électroniques, ou ebooks readers (ou liseuses, plus joli),  reviennent en force sur le devant de la scène. Le dernier CeBIT d’Hanovre a permis la présentation de produits originaux, à côté des nouveaux modèles de Sony et Amazon, acteurs dominants du marché.

Une liseuse c’est un lecteur de fichiers textes offrant un confort de lecture proche de l’imprimé grâce à une technologie d’encre électronique (micro billes sans rétro-éclairage).
Je n’aborderai pas ici le problème, fondamental, des formats de fichiers utilisés par ces appareils, du manque d’interopérabilité et de la présence de DRM, véritables OGM du numérique. Cela fera l’objet d’un prochain article.

La question qui m’intéresse est : Comment les bibliothèques pourront intégrer ces livres dans leur offre, sous quelle forme et en premier lieu pour qui et pourquoi ?

On peut partir de deux  constats : 1) la majorité de la population française n’achète jamais de livres ou à peine quelques unités  par an. 2) un lecteur d’e-book coûte environ 300€ soit le prix d’une quinzaine de romans format standard ou d’une quarantaine de poches. Mais sans avoir les textes qu’il faut acheter ensuite et parfois à des prix très proches de l’édition papier (de nombreux textes sont gratuits ou libres, il est vrai). On en conclura que l’immense majorité de la population n’achètera pas de liseuse puisqu’aux non-lecteurs il faut ajouter les lecteurs désargentés et les lecteurs attachés au papier (et ils sont nombreux depuis le temps). Ne parlons même pas de tout ceux qui sacralisent exagérément l’objet livre même lorsque celui-ci est imprimé en centaine de milliers d’exemplaires sur du vilain papier.

Il est vrai que cet objet simpliste n’est pas dénué d’intérêt : léger, biodégradable en partie, bon marché en occasion, disponible à profusion, on peut le prêter, donner, annoter, etc… et il fait toujours un cadeau apprécié. Mais il est encombrant. Très encombrant même, lorsqu’il se met à proliférer sur tous les meubles de la maison ou dans les cartons de déménagement.

De ce point de vue, le lecteur d’e-books semble une réponse idéale : faire tenir toute sa bibliothèque (de livres textuels seulement, car l’e-book est monochrome pour quelque temps encore,  la collection de livres d’art restera encore longtemps sur les étagères) dans une tablette fine comme un magazine un peu épais, est un Graal pour beaucoup de lecteurs compulsifs et mobiles. Nous n’en sommes pas encore là mais c’est l’idée.

Compulsif, mobile et argenté : l’acheteur est membre d’une élite ou il a un usage professionnel de la lecture.  Les tarifs et les chiffres de ventes l’illustrent bien : quelques milliers d’exemplaires pour l’ensemble des modèles en 2008.
Mais il est vrai que le leader n’est pas présent sur notre marché : Amazon a révolutionné la liseuse avec son Kindle. Un concept global : un périphérique Amazon pour acheter des livres électroniques sur Amazon, avec des tarifs très attractifs. Si cela vous rappelle le concept Ipod + Itunes ce n’est fortuit. Le succès a été au rendez-vous aux Etats-Unis, relançant du même coup tout l’intérêt autour du e-book pour les industriels, qui espèrent un appel d’air dans le sillage du Kindle, tout comme l’Ipod à fait exploser le marché des lecteurs MP3. Mais aussi pour les éditeurs et les e-libraires impatients de trouver de nouveaux débouchés et un modèle économique délivré de la gestion des stocks.

Les bibliothèques dans tout ça ?  Nous verrons dans un prochain d’article qu’il pourrait y avoir de bonnes idées à prendre dans le modèle Amazon… pour faire une proposition ouverte, libre et populaire. Soyons fous.

Pour en savoir plus sur le sujet :

Une courte histoire du ebook

: pas si courte en réalité et passionnante. (2009)

Dossier « De l’encre à l’écran » sur Ecrans (Libération) (2009)

Du copiste au pirate

Le projet de loi « Création et Internet », dit Hadopi pour les initiés, agite vigoureusement le cortex cérébral du net français et peu à peu pénètre dans des régions plus retirées comme la presse écrite. On distingue même quelques frémissements d’intérêt dans les médias audiovisuels, c’est dire. Pourtant il y a là tous les ingrédients d’une bonne dramaturgie.

Alors que les partisans du projet gouvernemental se voient qualifiés de copistes (en référence à l’opposition que livrèrent ces moines au développement de l’imprimerie), les copieurs de fichiers musicaux ou filmiques sont eux habituellement désignés sous le terme de pirates.

On voit que la simplification fonctionne à plein et des deux côtés. Les anciens contre les modernes. Les bons citoyens contre les délinquants. Il faut choisir son camp, et vite, car le navire culturel sombre. Sombre-t-il, d’ailleurs ? Là encore les avis divergent et les artistes eux-mêmes ne semblent pas tous d’accord.

S’il y a une vraie piraterie dans tout cela, elle serait plutôt dans cette guerre ouverte que se livrent deux conceptions de la culture. Les boulets rouges ne craignent pas de percer sous la ligne de flottaison : désinformation, chiffres douteux, experts et contre experts, sondages commandités, informations parcellaires, juges et parties, hauts cris de tous côtés… Chaque vaisseau a sa stratégie, ses alliances et ses armes. Mais la carte du conflit est assez embrouillée.

Sortons le gros marker rouge pour tracer une ligne de démarcation parmi cette flottille très énervée. A ma droite, bien entendu, les tenants d’un retour à l’ordre et à la justice (et accessoirement à une économie saine et profitable) : deux navires amiraux, l’industrie culturelle qui s’estime spoliée et le gouvernement qui estime nécessaire de restaurer un état de droit, de défendre des emplois et de protéger les conditions de vie des artistes. A cela il faut ajouter quantité d’embarcations aux puissances de feu variées : les sociétés de gestion des droits d’auteurs qui s’estiment à la fois spoliées et responsable des conditions de vie de ces mêmes artistes, quelques uns de ces mêmes artistes qui vivent de leurs droits, etc…
A ma gauche, les tenants d’un accès sans limite à la culture, : 35% des français, selon un sondage, copient illégalement donc on peut penser qu’ils y sont favorables, des associations de défense du consommateur, la majorité des internautes actifs de type web 2.0, les partis de gauche et même du centre, la quasi totalité des moins de 30 ans, les enfants (oui les enfants ne comprennent absolument pas pourquoi ils ne peuvent pas regarder le dernier Disney pas encore en DVD alors qu’il suffit de le télécharger sur Internet comme la copine, et essayez donc d’expliquer la règle des dates de sortie, le droit d’auteur, etc… dans ces circonstances). A la périphérie de ce front, tantôt tirant quelques salves depuis les brumes lointaines, tantôt plaçant des torpilles sous les quilles de la flotte de tribord mais envoyant des émissaires par prudence : les FAI qui ont beaucoup à perdre ou plutôt à dépenser dans cette affaire. Puisqu’en définitive ils seront chargés du sale boulot. Surveiller, filtrer, dénoncer, couper. Leurs clients.

Au jeu de la schizophrénie qui va gagner ?

Les FAI devant dénoncer leurs clients.

Le gouvernement devant mécontenter ses électeurs.

Les industriels de la culture faisant payer au prix fort la continuité d’un modèle économique basé sur la vente de CD ou DVD alors qu’aucun jeune de moins de 25 ans n’en achète plus tellement c’est incommode et dépassé.

Les artistes… du moins certains artistes qui considèrent leurs fans comme des criminels.

Personne ne sortira indemne de cette bataille, ni la population qui se verra imposer toutes sortes de contraintes pour justifier de son innocence, ni les industriels qui verront leur chiffre d’affaire continuer une chute inexorable, ni les FAi qui apparaitront comme des intermédiaire du pouvoir et devront avancer les coûts d’investissements dont ils ne seront jamais remboursés, ni les cellules pensantes du Ministère de la Culture qui font chaque jour la démonstration d’un amateurisme ahurissant (on contrôle les ordinateurs, et aussi les box, et le wifi, euh… c’est pas suffisant, alors les disques durs, demain quoi d’autre ?)…

Ah, si ! Un seul sortira totalement indemne de toute cette bataille. Le pirate, le vrai. Celui qui accède aux réseaux les plus fermés, celui qui connait toutes les astuces pour tromper les mouchards, celui qui va faire accuser à sa place son voisin de palier en lui usurpant son identité. Et ils vont prospérer les pirates. Toujours plus nombreux. Et méritant enfin leur nom.